گفتگوی پیر بوردیو و کاترین پورتوون ترجمه ناصر فکوهی
بخش دوم و نهایی(همراه با متن فرانسوی) تله راما: آیا مونث بودن برای یک زن مدیر همان معنایی را دارد که برای یک منشی؟
پیر بوردیو: نه، مسلما نه.محدودیت ها به کارکردها مربوط می شوند. زن مدیر باید بسیار کمتر از یک منشی مونث باشد، و یا شاید بهتر باشد بگوئیم زن مدیر باید به گونه ای کاملا متفاوت مونث باشد: یعنی مونث باشد اما نه چندان؛ او باید اقتدار خود را در عین آنکه مونث بودن خود را حفظ می کند، تثبیت کند، برای نمونه با تبعیت از الزامات پوششی که مردان نیز به نوع دیگر از آنها تبعیت می کنند( برش های صاف، رنگ های سنگین) با این حال باید نشانه هایی کافی از زنانگی را نیز در پوشش خود حفظ مند( استفاده از دامن، یک آرایش ملایم، استفاده از تزئینات نه چندان پر زرق و برق ، و غیره). و به همان دلیل که گفتیم تبعیت، به صورتی عمیق در نقش زنانه، از جمله در نقش جنسی، جای می گیرد، از منشی نوع دیگری تبعیت خوایسته می شود. این تبعیت به گونه ای است که گویی وی باید تبعیتی ناخودآگاهانه کامل داشته باشد و آن را با انتظار رابطه ای تقریبا عاشقانه(یا مادرانه) هماهنگ کند. چند مطالعه درباره نقش مبهم منشی وجود دارند (برای مثال کار پینتو Pinto در فرانسه). اما متاسفانه گرایش دراین زمینه بیشتر به سوی افشاگری است و این امر فهم موضوع را کاهش می دهد. اینکه کسی زیر سلطه قرار داشته باشد هرگز نمی تواند به عنوان نوعی ضمانت برای روشن شدن موضوع در نظر گرفته شود.
تله راما: با این وجود شما می گوئید که فرد زیر سلطه روشن تر است؟
پیر بوردیو: بی شک، او به نسبت کسی ک سلطه را اعمال می کند روشن تر است، او می تواند نقاط ضعف خود را ببیند اما در عین حال فرد زیر سلطه ضرروتا نمی تواند تاثیر هایی را که سلطه بر وی باقی می گذارد، آگاه نباشد. و کسانی که به چنین آگاهی ای می رسند، عموما از سوی همتایان خود به مثابه نوعی خائن به نظر می آیند که می خواهند با آشکار کردن چیزی که همه ترجیج می دهند پنهان بماند، خود شیرینی کنند. اما من گمان می کنم گفتن حقیقت همیشه خوب است. هیچ چیز بدتر از آن نیست که ما روابط سلطه را در هاله ای از رمز و راز پنهان کنیم.
(ترجمه: ناصر فکوهی)
متن فرانسه: TÉLÉRAMA : On dit souvent qu’une femme qui obtient un poste de pouvoir a dû fournir davantage de gages de son excellence qu’un homme. Comme si elle devait compenser par mille atouts un handicap rédhibitoire…
PIERRE BOURDIEU : En effet, les femmes qui accèdent aux positions dominantes sont “sur-sélectionnées” : il faut plus de qualités professionnelles pour être PDG quand on est une femme que quand on est un homme. Et il faut aussi plus d’avantages sociaux initiaux parce qu’on ne peut pas cumuler les handicaps. Donc, elles sont presque nécessairement plus qualifiées que les hommes qui occupent des postes équivalents, et d’origine plus bourgeoise. Cela vaut pour les ministres aussi ! Ce qui, d’ailleurs, n’est pas sans poser de problème dans le débat sur la parité en politique : on risque de remplacer des hommes bourgeois par des femmes encore plus bourgeoises. Si du moins on se dispense de faire ce qu’il faudrait pour que cela change vraiment : par exemple, un travail systématique, notamment à l’école, pour doter les femmes des instruments d’accès à la parole publique, aux postes d’autorité. Sinon, on aura les mêmes dirigeants politiques, avec seulement une différence de genre.
TRA : C’est pourquoi vous appelez la revendication de la parité en politique “un combat convenable”…
PB : Oui, parce que, comme chaque fois que l’on recourt au système de quotas, c’est mieux que rien, mais cela ne va pas profondément transformer ce qu’il y a dans la tête des gens. Certaines évolutions s’imposent facilement parce qu’elles sont conformes aux attentes inscrites dans les structures : les femmes ont conquis sans peine les fonctions de “présentation” à la télévision ou à la radio. Rôles qui ne sont pas si différents de ceux que leur donne la publicité… Mais pourquoi, soit dit en passant, ne s’insurge-t-on jamais contre le fait qu’il n’y a pas un seul (ou si rare) présentateur télé noir ou beur ?
Les changements actuels du système scolaire seront peut-être producteurs de nouvelles femmes politiques : c’est peut-être dans les sections sciences sociales de l’enseignement secondaire ou supérieur que les jeunes femmes sont en train d’acquérir les outils qui leur permettront d’emmerder réellement les hommes sur le terrain de la politique. Mais ça prendra du temps, et ce n’est pas par décret que l’on bouleversera tout cela.
TRA : Pour revenir à la femme PDG, quelles sont les stratégies, souvent inconscientes, mises en œuvres pour lui dénier la légitimité à exercer le pouvoir ?
PB : Cc sont des milliers de petits détails, tous fondés sur le postulat qu’une femme au pouvoir, une femme qui commande, cela ne va pas de soi, ce n’est pas “naturel”. Dans la définition d’une profession, il y a aussi tout ce qui lui est conféré par la personne qui l’exerce. Si c’est fait pour un homme à moustache et que l’on voit arriver une petite minette en minijupe, ça ne va pas ! Il lui manquera toujours la moustache, la voix grave et forte qui convient à une personne d’autorité : « Parlez plus fort, on ne vous entend pas ! », quelle femme n’a pas essuyé cette réflexion dans les réunions de travail ? La définition tacite de la plupart des positions de direction implique un port de tête, une manière de poser la voix, l’assurance, l’aisance, le “parler pour ne rien dire”, et si on arrive avec un peu trop d’intensité, de sérieux, d’anxiété, c’est inquiétant. Les femmes, sans toujours l’analyser, le ressentent, et souvent dans leur corps, sous forme de stress, de tension, de souffrance, de dépression…
TRA : Et il va de soi qu’une femme qui a de grosses responsabilités professionnelles doit sacrifier autre chose.
PB : Un certain féminisme a concentré ses critiques sur l’espace domestique, comme si le fait que le mari fasse la vaisselle suffisait à annihiler la domination masculine. Beaucoup de phénomènes ne se comprennent que si l’on met en relation ce qui se passe dans l’espace public. On dit bien que les femmes font deux journées de travail ; c’est la façon simple d’expliquer le problème. C’est plus compliqué. Dans l’état actuel, la plupart des conquêtes féminines dans l’espace domestique doivent être payées par des sacrifices dans l’espace public, dans la profession, dans le travail, et inversement. Si donc on fait l’économie d’analyser cette articulation entre les deux espaces, on se condamne à des revendications partielles, qui peuvent aboutir à des mesures d’apparence révolutionnaires et sont en fait conservatrices. Tous les mouvements de domination- la décolonisation, les mouvements sociaux- ont ainsi souvent obtenu des bénéfices aux effets pervers.
TRA : Par exemple…
PB : Tout ce dont on dit : « Après, ça a été récupéré… ». Souvent, c’est le résultat de revendications construites selon les principes dominants. La parité en est un exemple. Dans ce cas, on me répond : alors s’il faut tout changer, on ne peut plus bouger ! Non ! Il faut juste savoir que ce que l’on fait n’est exactement ce que l’on croit qu’on fait !
TRA : A l’opposé de la PDG, qui exerce un “métier d’homme”, prenons l’infirmière. Pourquoi et comment est-ce un “métier de femme” ?
PB : Votre question me rappelle la réflexion, splendidement tautologique, d’une adolescente que j’interrogeais : « De nos jours, il n’y a pas beaucoup de femmes qui font des métiers d’homme ! » Les métiers de femme sont, par définition, conformes à l’idée que l’on se fait de la femme, donc, ce sont les moins “métiers” des métiers. Parce que les vrais métiers sont des métiers d’homme. Un métier de femme, c’est un métier féminin, donc subordonné, souvent mal payé, enfin, c’est une activité où la femme est censée exprimer ses dispositions “naturelles” ou considérées comme telles.
Dans des statistiques pour les États-Unis, qui classaient les professions selon le taux de féminisation, l’infirmière venait tout en haut de la liste (l’infirmière pour enfants serait encore plus haut). Elle remplit en effet toutes les propriétés : les soins, l’attention, le dévouement, l’oblation, etc., c’est le métier de femme par excellence. D’autant plus qu’il s’exerce dans un milieu extrêmement masculin. Les hôpitaux, surtout en France, sont encore dominés par une vision militaire du monde, un modèle très hiérarchique… La visite du “patron” est un rituel où s’étale cette hiérarchie. Exactement comme un général qui passe ses troupes en revue. Le patron est ce personnage central, total, entouré de femmes, comme il convient selon les lois de la distinction sociale. Plus on est socialement haut, plus on a de femmes à sa disposition (le taux d’employées de maison à Paris est évidemment en fonction de la richesse des quartiers), “disposition” étant d’ailleurs entendu à tous les sens du terme.
Les aptitudes féminines, socialement constituées, sont entretenues par les structures. Ce service d’hôpital en est une. Malgré la féminisation des professions médicales, qui est, très différenciée : chez les pédiatres, les gynécologues mais pas les chirurgiens…
TRA : La coordination des infirmières, qui s’est formée en 1991 pour une série de revendications et qui a duré jusqu’en 1995, ne fut-elle pas aussi un mouvement de femmes ?
PB : Pas vraiment. Je le trouve intéressant parce que c’était le premier mouvement auto-organisé, indépendant des instances syndicales. Ce qui est dû à l’élévation du niveau d’instruction des infirmières. Mais, malgré ce niveau élevé, la frontière entre les professions d’infirmière et de médecin reste très brutale. Personne n’a jamais imaginé de formation interne qui permette à une infirmière de devenir médecin, même médecin de ville. Ce sont deux carrières qui n’ont rien en commun. Un peu comme dans les métiers du livre entre les typographes et les clavistes. Pour cela aussi, c’est une profession significative où se voit le mieux la domination masculine dans le travail.
TRA : Est-ce qu’être féminine pour une femme PDG, c’est la même chose que pour une secrétaire ?
PB : Non, sûrement pas. Les limites sont liées à la fonction. La PDG doit être beaucoup moins féminine que la secrétaire, ou plutôt elle doit l’être tout à fait autrement : féminine mais pas trop, elle doit affirmer son autorité tout en gardant sa féminité, par exemple en se soumettant aux contraintes vestimentaires auxquelles les hommes aussi sont soumis (les coupes strictes, les couleurs sobres), mais avec un rappel suffisant des marques féminines (la jupe, le maquillage léger et le bijou discret, etc.). La soumission étant inscrite, on l’a vu, très profondément, dans le rôle féminin, sexuel notamment, la soumission professionnellement exigée de la secrétaire ne fait pas de problème. Elle se double souvent d’une soumission inconsciente plus totale, d’attente d’une relation quasiment amoureuse (ou maternelle). Il existe quelques travaux qui montrent les ambiguïtés du rôle de secrétaire (ceux de Pinto pour la France). Mais, malheureusement, la tendance, sur ces terrains-là, est plutôt à la dénonciation, qui limite la compréhension. Le fait d’être dominé n’est jamais une garantie de lucidité sur la domination…
TRA : Mais vous dites pourtant que le dominé est plus lucide ?
PB : Sans doute, il est plus lucide sur le dominant, il sait voir ses faiblesses, mais il ne l’est pas nécessairement sur les effets que produit sur lui-même la domination. Et ceux qui arrivent à cette lucidité sont souvent perçus par leurs congénères comme des traîtres, qui vendent la mèche en révélant une domination que l’on préfère se cacher. Moi, je crois que la vérité est toujours bonne à dire. Il n’y a rien de pire que d’entretenir des mystifications sur les rapports de domination.
Pierre Bourdieu : Il manquera toujours la moustache, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°۲۵۳۳, ۲۹ juillet 1998.